Sroka, comestibles, les mouches :
Analyse des tableaux.
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1/. Les mouches dans la peinture.

Plusieurs centaines de millions de milliards de mouches, réparties en plus de 80 000 espèces, peuplent la terre. Leur présence est certaine 40 millions d'années avant l'apparition de l'espèce humaine, et il est probable qu'elles lui survivront. (Source: Martin Monestier, Les Mouches, éditions Le cherche midi, 2004.)
Elles ont, bien sûr, laissé des traces dans les activités artistiques humaines. Toujours selon Monestier, on en trouve les premières représentations dans l'art pariétal à Lascaux.
Chez les égyptiens, des amulettes de pierre protégeaient des insectes ceux qui les portaient (
Genève, Musée d'Art et d'Histoire).
Dans "Les Ruines de Pompei" (4 volumes publiés entre 1812 et 1838 à la librairie Firmin Didot), Charles-André Marois (1783-1826) décrit des fresques dans la maison d'un boulanger où l'on voit "de petits oiseaux donner la chasse aux mouches".
Pendant longtemps, la mouche ne semble donc ne faire dans l'art que des apparitions secondaires, anecdotiques et sporadiques.

Mais à partir de la fin du Moyen-âge, d'où émerge peu à peu la première Renaissance, on assiste en Occident, et plus particulièrement en Italie, à l'apparition d'une conception de l'histoire et de la pratique de la peinture comme processus se réalisant par la conquête progressive des instruments picturaux de l'imitation de la nature: organisation de l'espace peint au moyen des perspectives, qui permettent la composition mesurée par l'homme - c'est l'apport de Florence et de la Toscane -, relevé" pré-scientifique" des formes, des volumes et des détails (on objective désormais le monde non plus en valeurs et concepts descriptifs, mais en figures mesurées, et la mise en forme du réel n'est donc plus subordonnée, comme au Moyen-âge, à une structure géométrique préexistante), - c'est l'apport de Venise et de l'Italie du Nord -, et perfectionnement de la peinture à l'huile, qui autorise désormais la finesse et les modelés dans les frais, - c'est l'apport de Van Eyck et de la peinture flamande.

C'est dans ce contexte que la représentation de la mouche dans la peinture va connaître son apogée.

C'est le Filarète qui, en 1464, raconte que Giotto, alors qu'il était l'élève de Cimabue, s'amusa un jour à peindre une mouche sur le nez d'un portrait commencé par son maître; celui-ci, de retour et se remettant à l'ouvrage, voulut la chasser de la main. L'anecdote, apocryphe, semble empruntée à Philostrate qui, dans ses "Eikones", où il décrit 65 peintures, raconte qu' une abeille était posée sur une fleur, telle qu'on ne pouvait savoir si une véritable abeille s'était laissée tromper par la peinture, ou si une abeille peinte trompait le spectateur (Livre I, ekphraseis 23 - Narcisse, où l'on voit l'orateur aborder le problème du réel et de l'illusion, de l'espace du spectateur et de celui de la représentation). Elle fut reprise par Vasari en 1550 dans sa "Vie des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes", puis par Carl Van Mandel en 1604 (qui l'attribua à Van der Mast trompant son maître Frans de Vriendt, dit Frans Floris). Horace Walpone attribuera en 1762 cette mouche à Hans Holbein le Jeune.

La mouche dans la peinture semble donc d'abord conférer à celui qui l'utilise une réputation de virtuosité. Ses premières représentations sont quasi documentaires: au XIV ème siècle,
Salomone De Grassi , enlumineur du prince de Milan, peint 7 mouches sur la page "La création du ciel et de la terre" de l'Uffiziolo de Filipo Maria Visconti. C'est sans doute, nous dit Daniel Arasse, le premier trompe-l'oeil de l'histoire de la peinture.(Daniel Arasse, Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture. Flammarion, Idées et Recherches, 1992).
Mais longtemps, la mouche, si elle figure bien sur des peintures, même religieuses, ne va pas réellement rentrer dans les oeuvres: elle reste sur les marges, en trompe-l'oeil, dans l'espace et à l'échelle du spectateur. La raison en est sans doute qu'à cette époque, les proliférations de mouches, fréquentes, étaient considérées soit comme une punition ou un avertissement divins, soit comme un fléau envoyé par le diable. Les habitants leur intentaient des procès auprès de la justice ecclésiastique, et on procédait à leur bannissement ou à leur excommunication (cf. Monestier, op. cit.). On imagine donc les réticences possibles à leur entrée dans la peinture.
De fait, les premières mouches vont d'abord jouer le rôle d'un marqueur, posé sur la peinture et non pas dedans, pour attirer l'attention du spectateur sur tel ou tel élément du tableau: Ainsi, dans le
"Portrait de Chartreux" peint par Petrus Christus" en 1446, la mouche est posée, vue de profil, sur le bord du tableau exactement à l'aplomb de la signature du peintre, qu'elle redouble de façon virtuose dans l'espace du spectateur. Dans une crucifixion conservée au Princeton Art Museum et attribuée à Matteo Di Giovanni , elle semble posée, telle un memento mori ("souviens-toi que tu es mortel"), sur le crâne au pied de la croix, mais sa taille, à l'échelle du spectateur, la rejette hors du tableau. Dans la "Sainte Catherine d'Alexandrie" attribuée à l'atelier de Crivelli et conservée à Londres, la mouche, posée à gauche sur le rebord du tableau et au niveau de la colonne, souligne la présence du divin (Dans l'iconographie de la Renaissance, la colonne est la figure de Dieu) et indique le point d'entrée du regard dans le tableau.

D'abord simple marqueur, la mouche est devenue peu à peu porteuse de sens: elle évoque le côté éphémère de l'existence, la maladie (Cf. la mouche posée au-dessus de la tête du Roi David priant Dieu pour éloigner la peste, dans le manuscrit du Musée Bonnat à Bayonne ) et la mort.
Le statut de la mouche dans la peinture change avec l'oeuvre de Carlo Crivelli (1435-1495). Le diptère est toujours posé sur le rebord du tableau et dans l'espace du spectateur, mais Crivelli construit en quelque sorte un espace commun, où la mouche entraîne l'oeil dans l'espace du tableau: Ainsi, dans
La Vierge à l'oeillet
(vers 1480) conservée à l'Albert Museum de Londres, la mouche est posée, à l'échelle du spectateur, sur le parapet en bas du tableau, près d'une feuille d'ancolie ( l'ancolie, traditionnellement, symbolise le pouvoir du Saint-Esprit ), mais elle est intégrée à la perspective, et la Vierge la regarde. Dans la Vierge à l'Enfant de 1473, ce sont la Vierge et l'enfant qui regardent tous deux la mouche.
Crivelli n'est pas le seul, à cette époque, à faire pénétrer la mouche dans l'espace du tableau. Dans le
Portrait de l'artiste et de son épouse , la mouche posée sur la coiffe blanche de la femme reste un trompe-l'oeil dans l'espace du spectateur; elle évoque sans doute le côté éphémère de la beauté. Mais une seconde mouche, posée sur la table à côté de l'assiette de cerises, est bel et bien dans l'espace du tableau, où elle renforce l'allusion au périssable. Notons par ailleurs que la mouche sur la coiffe blanche, cette couleur étant gage pictural de contraste et de lisibilité, se retrouve sur d'autres portraits, sensiblement à la même époque: Monestier (op. cit.) nous signale un anonyme de la fin du XVème conservé à la National Gallery de Londres, et un portrait de Barthel Bruyn daté de 1540 et conservé au Musée Royal des Beaux-arts de Bruxelles.
Au XVIème siècle, la mouche est définitivement rentrée dans l'espace de la représentation; elle va y perdre peu à peu son statut de trompe-l'oeil. On la trouvait déjà, dès 1480, pleinement intégrée à la composition, dans le
Christ de pitié de Giovanni Sanzio , où elle soulignait les trois plaies infligées par l'homme au Christ. Memento mori, elle symbolisera la mort et le côté éphémère de la vie dans une Vanité de Barthel Bruyn , peinte au verso d'un portrait et datée de 1524, ou dans l'Et in Arcadia ego de Giovanni Francesco Barbieri , ( dit El Guercino, parce qu'il louchait ), peint en 1618, ainsi que dans plusieurs tableaux représentant Saint Jérôme ( Marinus van Reymerswael, vers 1493; Joos van Cleve, vers 1550. À noter que dans les nombreuses reprises de ces peintures, la mouche disparaît fréquemment ).
Dans la peinture moralisatrice, la mouche est le symbole de la corruption: Dans le tableau "Conversation d'argent", peint en 1532 par Lucas Cranach l'Ancien, Monestier (op. cit.) dénombre quatre mouches, images de la corruption et de la vénalité. Mais dans les nombreuses versions de
Vénus et l'amour voleur de miel peintes par cet artiste, les mouches, nombreuses, illustrent une fable tirée du chant XIX de l'Idylle de Théocrite ( écrivain grec du IIIème siècle avant J-C. ), et enrichie d'une dimension moralisatrice par la traduction latine de Philippe Mélenchton, publiée en 1528. Cranach a recopié ce texte latin sur plusieurs de ses tableaux: Furanti digitum cuspide fixis apis, une abeille piqua le voleur sur le doigt. La morale est la suivante: "Et s'il nous arrive aussi de rechercher des plaisirs transitoires et dangereux, la tristesse vient se mêler à eux et nous apporte la douleur". Cranach, sans doute tributaire de l'iconographie de l'époque, a figuré des mouches et non des abeilles.

À partir du XVIème siècle, mais surtout au XVIIème chez les peintres hollandais et flamands et jusqu'au XVIIIème, les mouches vont émigrer vers les natures mortes et les tableaux de fleurs et de fruits (
Georg Flegel, Balthazar van der Ast, Joseph Plepp, William van Aelst, Jan van Huysum... ). Elles y seront, encore une fois, le symbole du périssable et de l'éphémère, et pourront donc y acquérir une dimension morale.
Au XVIIème également, on les trouve chez les peintres de la réalité:
Georges de La Tour en a posé une juste sous l'instrument de son "Vielleur", et Murillo , quelque 10-20 ans plus tard, plusieurs dans son tableau "Les mangeurs de melon". À cette époque, les mouches, attirées par les immondices et les déjections rejetées dans les rues, étaient encore le principal vecteur des épidémies comme la peste et le choléra, et faisaient partie intime de la vie quotidienne.
Peu à peu, à partir de la seconde moitié du XIXème, les mouches, en même temps qu'elles sont chassées des villes par l'hygiène, vont disparaître de la peinture, chassées par les avant-gardes. Elles feront au XXème quelques apparitions dans les oeuvres de Dali (Persistance de la pensée, 1931), puis de Warhol et de Botero, ainsi que chez les peintres plus traditionnels des Écoles du trompe-l'oeil ( Cadiou, Férioli, Ducordeau ), mais ne retrouveront pas le prestige et la richesse polysémique qui était la leur entre le XVème et le XVIIIème siècle.

Bibliographie:

- Daniel Arasse: Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Flammarion, Idées et Recherches, 1992
- Anne Beyaert: Le monde de la mouche, 2002 (Protée, vol. 30 n° 3)
- A. Chastel: Musca depicta, F.M.R., Milan 1984
- Martin Monestier, Les Mouches, le pire ennemi de l'homme, éditions Le cherche midi, 2004
- A. Pigler: La mouche peinte, un talisman. Bulletin du Musée hongrois des Beaux-arts n°24, Budapest, 1964.

   
       
       
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